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Se souvenir pendant des siècles : tout un programme

Quand les sites de stockage de déchets radioactifs seront fermés, que les paysages changeront et que les sociétés évolueront, comment les générations futures pourront-elles éviter de s’exposer à un risque ? Comment prendront-elles les décisions appropriées et retrouveront-elles la trace de l’époque ayant produit les déchets ? C’est à ces questions que l’Andra cherche à répondre à travers son programme sur la mémoire des centres de stockage. Objectif : préserver et transmettre les informations essentielles à nos descendants.

Déchets radioactifs : pourquoi est-il essentiel de s’en souvenir ?

Jean-Noël Dumont, responsable du programme Mémoire à l’Andra

Si la mémoire est un sujet qui anime l’Andra, c’est d’abord en raison de la nature des déchets qu’elle est chargée de gérer et qui, pour certains, resteront radioactifs des centaines de milliers d’années. « Même si les centres de stockage sont conçus pour être sûrs sans intervention humaine et même en cas d’oubli, une fois fermés, des dispositifs doivent être mis en place pour que la mémoire perdure aussi longtemps que possible et ce, malgré d’éventuelles ruptures sociales ou politiques, explique Jean-Noël Dumont, responsable du programme Mémoire à l’Andra. Le premier objectif de notre démarche est d’éviter, par exemple, que ne soit construite une école ou un hôtel au-dessus d’un ancien centre de stockage de surface. Et, pour le stockage géologique profond (le projet Cigéo), d’éviter le plus longtemps possible que des humains aillent forer ou excaver, sans précautions, à proximité des déchets, ce qui reste malgré tout peu probable et supposerait le déploiement d’une technologie importante. »

Mais ce n’est pas l’unique raison. « Pendant les premiers siècles, nous pensons qu’il est crucial de transmettre une connaissance détaillée sur les infrastructures de stockage, les caractéristiques des déchets stockés, la manière dont ils sont conditionnés ou encore sur les raisons qui fondent leur sûreté », souligne Jean-Noël Dumont. Cette mémoire plus « technique » pourra en effet aider de futurs exploitants, ingénieurs et autorités de sûreté à prendre des décisions en toute connaissance de cause concernant le devenir des sites sur lesquels se trouvent les installations de stockage. « Elles font également partie de l’héritage scientifique et technologique que notre génération transmettra aux suivantes. En conserver la mémoire leur permettra de comprendre les événements passés, au même titre que d’autres types de patrimoines (architectural, littéraire, artistique, etc.). »

Vertiges de l’Histoire : se projeter sur des centaines de milliers d’années est vertigineux. Comment notre espèce et nos sociétés auront-elles évolué dans 100 000 ans ? Pour tenter d’appréhender une telle échéance de temps, il est utile de porter un regard en arrière…

Comment transmettre la mémoire ?

Archives du Centre de stockage de la Manche

Répondre à ces impératifs n’est pourtant pas aisé. Cela suppose non seulement de sélectionner parmi toutes les connaissances et données disponibles celles qui seront les meilleurs témoins de nos actions pour un large public, et celles qui s’avéreront les plus pertinentes pour les exploitants et décideurs du futur. Cela invite aussi à questionner les supports de transmission et leur résistance au temps. Ces archives papier seront-elles encore lisibles dans 500 ans ? Les riverains des sites comprendront-ils encore nos langues et nos symboles dans 1 000 ans ? Quelles civilisations nous succéderont dans 100 000 ans ?

Pour explorer toutes les pistes et imaginer non pas un mais plusieurs dispositifs de conservation et de transmission, l’Andra a mis en place un vaste programme d’études et de travaux, appelé « programme Mémoire des stockages de déchets radioactifs pour les générations futures ». Il s’appuie sur quatre piliers : la documentation réglementaire et les archives, les interactions sociétales, les études et recherches, et la collaboration internationale. 

« Le premier pilier, réglementaire et institutionnel, repose sur deux types de documents, exigés par la réglementation française. Le premier, le dossier synthétique de mémoire, ne doit pas être trop volumineux ni trop complexe à comprendre pour s’adresser au plus large public possible, précise Jean-Noël Dumont. Le deuxième, le dossier détaillé de mémoire, s’adresse principalement aux exploitants et autorités du futur. Il ne s’agit pas uniquement d’enregistrer les documents au fur et à mesure qu’ils sont produits. Il faut surtout organiser cette information de sorte qu’elle soit accessible et pertinente sur la durée. C’est un travail de longue haleine, qui demande beaucoup de rigueur et de patience à nos archivistes ». 

 

Par quels moyens concerner le plus de monde ?

Premier ouvrage de la collection Mémoire sur le canal du Midi

Pour préserver la conscience de l’existence des stockages, tout le monde a un rôle à jouer, spécialistes ou non, riverains des installations ou pas. C’est le sens du deuxième pilier du programme Mémoire : les interactions sociétales. « Il s’agit de toucher les publics les plus larges possible afin que cette conscience soit ancrée dans la société et que la société elle-même puisse s’en saisir de façon autonome. Car l’Andra n’a pas la prétention d’exister éternellement », assure le responsable du programme Mémoire. 

Pour faire vivre ce deuxième pilier, de nombreux projets et actions ont été menés ou sont en cours. Sur chaque site où l’Andra intervient, des groupes mémoires ont par exemple été créés il y a dix ans. Ils sont constitués de riverains réunis pour réfléchir aux moyens de transmettre l’existence des centres de la Manche, de l’Aube et de ce qui n’est encore qu’en projet, Cigéo, en Meuse/Haute-Marne

Trois appels à projets « Art et Mémoire » ont aussi été lancés par l’Agence en 2015, 2016 et 2018 pour que peintres, écrivains, sculpteurs, graphistes, photographes… imaginent les moyens de prévenir nos descendants de l’emplacement des déchets

Toujours pour s’adresser au plus vaste public possible, l’Andra a souhaité créer une collection de livres (voir ci-dessous) mais aussi se tourner vers ceux qui relaient de l’information au présent. « Nous répondons toujours favorablement aux journalistes et nous travaillons avec des youtubeurs dont la voix est très entendue des plus jeunes générations », précise Jean-Noël Dumont. 

Et parce qu’un travail sur la mémoire invite à se projeter et donc à innover, l’Andra s’appuie aussi sur les études et les recherches, troisième pilier de son programme, pour interroger les supports existants de transmission de la mémoire et en tester de nouveaux. Experts de l’Agence et chercheurs de différents horizons explorent ainsi des disciplines variées comme la chimie du papier et des encres, l’étude des signes et leur signification (sémiotique graphique et sonore) ou encore les sciences humaines et la socio-anthropologie. 

« Quand j’ai découvert le programme Mémoire de l’Andra, j’ai trouvé très intéressant que des ingénieurs se posent des questions anthropologiques fondamentales concernant les capacités de résistance au temps d’un dispositif technique qui nous engage à nous placer sous l’horizon d’un très long terme », témoigne Laëtitia Ogorzelec-Guinchard, universitaire et socio-anthropologue. 


 

Pourquoi la mémoire des sites de déchets radioactifs gagne-t-elle à être pensée à l’international ?

En phase de fermeture, le Centre de stockage de la Manche est un site précurseur pour la conservation et la transmission de la mémoire.

Depuis le mois d’octobre 2020, cette chercheuse et son équipe travaillent à un programme de recherche intitulé TMS pour « transmettre la mémoire des sites de stockage de déchets radioactifs ». Dans ce cadre, elles ont proposé à l’Andra d’analyser la boîte à outils sur la mémoire (en tout 35 mécanismes tels les musées, les archives, la réglementation, la surveillance, les marqueurs et capsules temporelles, le patrimoine industriel, l’art ou les accords internationaux…) imaginée dans le cadre du projet international RK&M (Preservation of Records, Knowledge and Memory), sous l’égide de l’Agence pour l’énergie nucléaire de l’OCDE. Le groupe d’experts de ce projet, qui s’est conclu en 2019, réunissait essentiellement des représentants d’organismes impliqués dans la gestion des déchets radioactifs, mais aussi de transmission (archivistes).

Car, et c’est le quatrième pilier du programme Mémoire de l’Andra, la collaboration internationale s’avère être très enrichissante aussi quand il s’agit de penser la mémoire des sites de déchets radioactifs. C’est ainsi qu’entre 2011 et 2019, RK&M a permis d’élaborer une compréhension commune des enjeux mémoriels et des grands principes à mettre en œuvre, en laissant à chaque pays le soin de les décliner suivant ses spécificités, pour faire comprendre génération après génération où, pourquoi et comment les déchets radioactifs ont été stockés.  

« Aujourd’hui, notre rôle en tant que chercheurs extérieurs à l’Andra, c’est d’analyser les mécanismes de cette boîte à outils un par un en les mettant à l’épreuve de nos connaissances socio-anthropologiques, explique Laëtitia Ogorzelec-Guinchard. Tel mécanisme va-t-il permettre à la population aujourd’hui d’adhérer à l’histoire d’un site, au patrimoine qu’il représente, pour ensuite le transmettre à son tour, par exemple ? » Cela devrait permettre ensuite à ­l’Andra et ses homologues d’expliciter et d’améliorer les outils qu’ils ont imaginés, dans le cadre du nouveau programme de collaboration internationale – IDKM – qui a été lancé en 2020. 

 

Que se passerait-il si on oubliait le stockage ?

Documents Andra gravés sur un disque de saphir.

Avec ces différents piliers du programme Mémoire, l’Andra a donc engagé un travail de fond sur de nombreux axes afin de construire au fur et à mesure un dispositif mémoriel capable de traverser les siècles.

Toutefois, au-delà, à l’échelle plurimillénaire, cet exercice pourrait ne pas persister… et les sites de ­stockage de déchets radioactifs pourraient être oubliés. « Nous faisons tout pour que la mémoire perdure le plus longtemps possible. 500 ans au moins, souligne Jean-Noël Dumont. Mais parce que cet oubli fait partie des scénarios possibles que l’Autorité de sûreté nucléaire nous demande de prendre en compte, nous nous assurons par ailleurs de concevoir des stockages qui permettent de garantir que, même si on avait oublié leur existence et qu’on venait à construire en surface ou à creuser, les conséquences environnementales ou sanitaires seraient très limitées. »

 

Des livres pour se souvenir

« Après avoir mené de nombreux travaux en rapport avec la mémoire, nous avons souhaité lancer une collection dédiée à ce sujet. Nous éditons des ouvrages qui sont suffisamment documentés et intéressants pour qu’on ait envie de les garder », confie Jean-Noël Dumont. Le premier ouvrage de la collection Mémoire de l’Andra vient ainsi de sortir. Il revient sur l’étude réalisée par le chercheur Frédéric Ogé sur le canal du Midi et sur ce que cet ouvrage, construit sous Louis XIV, lui a appris sur la transmission de la mémoire. 

Collection Construire et transmettre la mémoire - Le canal du Midi (PDF 3.24 Mo) Retrouvez le dossier complet sur la mémoire : "Pour que demain, ils se souviennent…"